Le politologue François Burgat « Il y a un grave dysfonctionnement de la représentation des musulmans de France »
- Nawel THABET
- 8 décembre 2020
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Propos recueillis par Nawel Thabet/ Medianawplus
Pour le politologue François Burgat, la dissolution du CCIF et Baraka City est un marqueur dans l’histoire contemporaine de la France. Il pense pouvoir affirmer, dans une interview accordée à Medianawplus, que la France est, ce faisant, “sortie de l’État de droit”. Il rattache cet épisode au vieux dossier de la sous-représentation politique dont souffrent les Français de confession musulmane depuis de nombreuses décennies.
L’existence du CFCM n’a en rien amélioré cette situation puisque, on l’a vu, il s’est récemment solidarisé avec l’attaque du gouvernement contre le CCIF.
Pour le politologue spécialiste du monde arabe et musulman, la critique radicale de l’imam Hassan Chalghoumi formulée par le président de la fondation de l’Islam de France, Ghaleb Bencheik, reflète en réalité l’état d’esprit d’une vaste majorité des musulmans de France lassés par la mise en avant de personne de l’imam de Drancy qui relève à ses yeux de la fabrication de “fausses élites” médiatiques musulmanes.
Violences policières, loi de séparatisme, sécurité globale, dissolution des associations musulmanes, fermeture de mosquées, qu’est-ce qui se passe en France?
Ce qui se passe en France ne vient pas de nulle part. Cette crispation brutale du gouvernement n’est pas due à… un changement de lune. C’est le résultat d’une prise de conscience par le Président de la République que s’il veut être réélu – le libéralisme excessif de ses politiques lui ayant fait perdre les voix de la gauche – il lui faut conquérir celles des électeurs de droite et même d’extrême-droite. Donc, je dirai que, très cyniquement, il a déclenché une sorte de compétition avec Marine le Pen sur un des terrains d’excellence de l’extrême-droite, qui est l’amalgame entre terrorisme et islam, en particulier le rejet plus ou moins complet de la présence musulmane en France d’une manière générale.
Comment traduisez- vous cette dissolution du CCIF et Baraka City ?
C’est à mes yeux, sans exagération aucune, un épisode particulièrement grave de l’histoire contemporaine de notre pays. En pesant mes mots, je crois que l’on peut dire que nous sommes, ce faisant, sortis de l’État de droit. Si on regarde bien le dossier, tout particulièrement dans un pays qui se prétend par ailleurs champion toutes catégories de la défense de “la liberté d’expression”, il n’y a absolument rien de juridiquement crédible, sauf à vouloir poser les bases de la dissolution de dizaines d’autres associations, aucunement musulmanes.
Le CCIF était en réalité l’une des seules institutions musulmanes qui avait une certaine crédibilité et donc une certaine légitimité. Cette légitimité, il l’avait acquise parce qu’il était en prise avec les états d’âmes d’une majorité des musulmans. Cela impliquait donc qu’il pouvait tenir un discours dont certaines des tonalités – telle par exemple le refus d’être Charlie”, le droit de critiquer l’État hébreu ou de dénoncer certaines pratiques policières – étaient formulées sur un registre oppositionnel. Et c’est uniquement cela qui est apparu comme insupportable au gouvernement. C’est sur cette seule base que le CCIF a été dissous.
Pour comprendre les racines de cet épisode, il faut remonter au discours des Mureaux . Pour la première fois, le 2 octobre 2020, ce discours de suspicion et de criminalisation de très larges pans de la communauté musulmane, longtemps cantonné à l’extrême droite, puis à de larges composantes de la droite et, hélas, à la gauche “valsiste”, est devenu le discours de l’État.
Quel est ce discours de criminalisation des musulmans?
Pour faire simple, c’est un discours qui s’est nourri de l’amalgame remis au goût du jour par Bernard Rougier dans son ouvrage sur “Les territoires conquis de l’islamisme” (Stock 2019). Les affirmations qu’il contient, discours jamais démontrées sur le terrain et dont aucune n’est de surcroît quantifiée statistiquement, corrèle sans nuance le simple respect des principaux marqueurs de la foi musulmane avec… le terrorisme. Celui ou celle qui défend le port du hijab bien sûr, mais également ceux qui consomment de la viande halal ou pratiquent l’assiduité aux prières quotidiennes sont aux yeux de Macron ou de son ministre de l’intérieur sur une pente, ou au sein d’un “eco-sytème islamiste” qui les conduit inéluctablement vers le terrorisme.
L’opprobre républicaine, la criminalisation par la République des musulmans, n’est plus cantonnée ainsi à une petite frange de ceux, il en existe, qui revendiquent un discours ou des pratiques de rupture. Le seul respect strict des exigences cultuelles, ou, pire encore, l’adoption par des musulmans de postures oppositionnelles est considéré comme un marqueur, i.e. une preuve de “radicalisation” hostile aux institutions de la France. Y compris, dans le cas du CCIF, pour ceux qui – loin de tout engagement politique – s’étaient donné pour mission de combattre sur le terrain judiciaire les conséquences de cette atmosphère de stigmatisation généralisée de nos compatriotes musulmans.
Le terrible paradoxe de ce discours est qu’il réussit très précisément à crédibiliser cette fracture dont rêvent les stratèges de Daesh. Car il énonce l’illégitimité républicaine, il exclut du tissu politique légitime non pas une frange “radicalisée” mais une large majorité des musulmans pratiquants. Ce schéma légitime ainsi un antagonisme destructeur qui est précisément celui sur lequel Daesh entend prospérer. Le Président Macron, au discours de Mureaux, a fait sien ce discours. Et bien sûr, il a instauré ce faisant une véritable « police de la pensée » pour traquer, en les qualifiant, selon la terminologie du groupuscule du “Printemps républicain”, d’ “islamo-gauchistes”, qui refusent d’aussi abrupts raccourcis analytiques.
Pour étayer cette stratégie de criminalisation, et dissoudre Baraka City et le CCIF le président et son ministre Darmanin n’ont pas eu peur de mettre en œuvre des raisonnements juridiques d’une exceptionnelle fragilité. Et Conseil d’État, au moins dans le cas de Baraka City, a refusé de les condamner. L’État s’en est pris frontalement à une association qui avait en fait pour seul tort de défendre des opinions qui, au même titre que celles de nombreux Français non musulmans, dont je m’honore de faire partie, se démarquaient , de la façon la plus légale qui soit, des options très idéologiques adoptées par le parti au pouvoir.
En 2017, le Président Macron, alors candidat à la présidentielle, dénigrait le CFCM et aujourd’hui il le place au devant de la scène pour chapeauter le projet du Conseil national des imams CNI, qu’est-ce qui a changé depuis, selon vous?
Le cadre général de cet épisode c’est cette tradition – qui, en France, est ancrée dans l’histoire de la colonisation- d’interférer avec les mécanismes de la représentation de nos compatriotes musulmans. Lorsqu’en Algérie ceux-ci n’étaient que des Français musulmans”, les Français de confession musulmane étaient déjà des citoyens de seconde zone.
Après l’indépendance, sous des formes diverses, le mécanisme de leur “mé-représentation” s’est prorogé sur le plan parlementaire bien sûr du fait des modes de scrutins majoritaires mais bien plus spectaculairement encore sur le plan médiatique. Le gouvernement s’efforce, et il y parvient parfaitement, à imposer dans l’espace public des voix musulmanes faussement réputées représentatives dont le rôle est de cautionner la domination de leur communauté et, le cas échéant, de discréditer celles de leurs coreligionnaires qui voudraient adopter un discours et des revendications oppositionnels.
Le CFCM est apparu, très fugitivement, comme une institution qui pouvait gagner un petit peu en représentativité. Et à ce moment-là, Macron a été de ceux qui ont contribué à le discréditer. Mais le CFCM est depuis lors rentré dans le rang. La preuve en est cette véritable forfaiture qui l‘a vu cautionner l’attaque contre le CCIF. Ce qui montre bien, qu’il est rentré dans le rang des institutions complètement aliénées au pouvoir et qui, comme telles, ne représentent aucunement une écrasante majorité des musulmans.
Pensez-vous que ce projet sera concrétisé avant les élections présidentielle de 2022 et, surtout, pensez-vous qu’il puisse permettre d’en finir avec l’islam consulaire?
Tout n’est pas mauvais dans la démarche qui entend à en finir avec le système de l’islam consulaire. Il faut seulement savoir ce que l’on entend y substituer !
En caricaturant à peine, il y a 30 ou 40 ans, quand le gouvernement voulait parler aux musulmans de France, il s’adressait directement aux généraux algériens par le biais de la mosquée de Paris, “la plus grande mosquée de France” qui est, en fait, une institution étroitement soumise aux autorités algériennes. La concertation avec les musulmans de France d’origine algérienne passait donc par les autorités algériennes. On était vraiment là dans le mécanisme de l’islam consulaire.
Ce qui s’est passé au cours de ces 40 années écoulées, c’est que ce système a montré ses limites. Pourquoi? Parce que, de génération en génération, les musulmans de France, de plus en plus diplômés et donc capables d’exprimer eux-mêmes leurs besoins, se sentent de moins en moins algériens, tunisiens, marocains, et de plus en plus français.
Et deuxièmement, parce que les régimes maghrébins qui étaient censés servir leurs intérêts sont apparus comme de moins en moins démocratiques. Ils ont logiquement été de plus en plus récusés par ces citoyens français à qui on voulait imposer des décisions – le plus souvent étroitement soumises aux attentes du gouvernement français – qu’on savait importées des pays de leurs… ancêtres. Mettre fin au système consulaire et faire que le mécanisme de la représentation des musulmans de France soit… français, est donc une excellente chose.
Il en va de même sur le principe de rapatrier la formation des imams, confiée par François Hollande au “grand pays de la laïcité à la française” et de la démocratie qu’était à ses yeux le… royaume marocain du Commandeur des Croyants ! Mais tout porte à croire, et l’attitude du ministère de l’Intérieur vis-à-vis du CCIF vient une nouvelle fois de le démontrer, que le gouvernement n’est pas près à laisser émerger un tissu associatif un tant soit peu en prise avec les attentes réelles, et donc, le cas échéant oppositionnelles, d’une large majorité des musulmans.
Donc, oui bien sûr, à la fin de l’islam consulaire, mais pas pour y substituer une autre tutelle, plus intrusive encore, de la part de l’État français, qui aboutirait seulement à renouveler et à perpétuer le grave dysfonctionnement de la représentation des musulmans.
Dans ce même contexte, quel regard portez- vous sur tout ce qui se passe entre l’imam Hassan Chalghoumi et le président de la fondation de l’islam de France Ghaleb Ben cheikh?
C’est très intéressant. En caricaturant à peine, je dirais que, pour moi, Ghaleb Ben Cheikh, étroitement soumis aux autorités algériennes, elles-mêmes très dociles vis-à-vis des attentes du gouvernement français, a longtemps joué dans la même catégorie que Chalghoumi. Il faisait partie de ceux que je nomme les “Chalghoumi savants”. Mais comme tant d’autres “représentants” autoproclamés des musulmans de France, Ghaleb Ben Cheikh a été sur plusieurs chaînes d’info la cible des pires insinuations injurieuses.
Dans ce contexte, il en est venu à se distancier du discours de l’État à l’égard des musulmans de France. Et il a notamment traduit son exaspération en stigmatisant cette façon totalement artificielle des médias français de fabriquer les fausses élites dont Hassan Chalghoumi est le parfait exemple. Et il a donc prononcé à l’égard de cet imam symbolique Hassan une phrase dont j’ai pour ma part prononcé l’équivalent au moins 20 fois depuis dix ans . Il est révélateur que, en traduisant un sentiment populaire largement répandu, au lieu des directives des États français ou algérien, Ghaleb Bencheikh soit ainsi devenu soudainement sympathique à la foule de ceux qui ne se sentaient pas jusqu’alors véritablement représenté par lui.